TF, arrêt 4A_361/2020 du 8 mars 2021 – motifs absolus, indication de provenance, pratique en matière de limitation pour les marques de services
Art. 2 let. c LPM: L’exigence de limitation pour les produits a pour finalité d’exclure un risque abstrait de tromperie quant à leur provenance géographique. Lorsqu’il n’existe d’emblée aucun risque de tromperie, il n’y a pas de raison d’exiger une limitation de la liste des produits et des services. C’est le cas lorsque les conditions de l’art. 49 LPM sont remplies au moment de l’examen de la demande d’enregistrement.
Art. 2 let. c LPM: L’approche définie par le TAF pour vérifier si les conditions de l’art. 49 LPM sont remplies est praticable.
Le Tribunal fédéral rejette le recours de l’IPI formé contre l‘arrêt du TAF dans lequel ce dernier a invité l’IPI à enregistrer le signe «SWISS RE – WE MAKE THE WORLD MORE RESILIENT» (CH 54931/2017) en relation avec des services de la classe 36 sans limitation à la provenance suisse.
Rappel des principes d’examen et objet du recours
Après un rappel des principes relatifs à l’examen du motif d’exclusion prévu à l’art. 2 let. c LPM concernant des signes qui comprennent une indication de provenance au sens de l’art. 47 al. 1 LPM (consid. 2), le TF expose la pratique et la doctrine relatives à l’exigence d’une limitation de la liste de produits. Il relève notamment que cette pratique est critiquée dans la doctrine (consid. 5.1 et 5.2). Il note néanmoins que le recours ne vise qu’à faire confirmer ou non l’application de cette pratique aux marques de services (consid. 5.3).
Une exigence absolue de limitation va trop loin
Mon-Repos procède d’abord à un exposé de la pratique de l’IPI relative à l’exigence de limitation pour les services lorsque le signe comprend une indication de provenance dans le contexte de la novelle SWISSNESS (consid. 6).
Le TF considère que cette pratique va, dans l’absolu, trop loin. Il estime que l’exigence de limitation pour les produits a pour finalité d’exclure un risque même abstrait de tromperie quant à la provenance géographique. Or, s’il n’existe d’emblée aucun risque de tromperie, il n’y a pas de raison d’exiger une limitation de la liste des produits et des services. Avec le TAF, le TF constate que, s’agissant du cas concret, les conditions prévues à l’art. 49 al. 1 LPM sont remplies, dès lorsque la société Swiss RE a son siège et un réel site administratif en Suisse.
Le TF en conclut que le signe «SWISS RE –WE MAKE THE WORLD MORE RESILIENT» n’est pas soumis au motif absolu d’exclusion relevant de l’art. 2 let. c LPM et que son usage est par ailleurs conforme à l’art. 47 al. 3 LPM (au moment de l’enregistrement et pour autant qu’il soit utilisé par la déposante), de sorte qu’il doit être enregistré comme marque sans limitation.
Examen des arguments de l’IPI (consid. 7.2)
Une différence entre produits et services justifiée
Le Tribunal fédéral procède ensuite à une analyse des arguments développés par l’IPI à l’appui de sa position. Il justifie tout d’abord la différence de traitement entre les produits et les services concernant l’exigence de limitation. Il estime que cette différence est liée à la définition de la provenance qui diverge entre les produits, d’une part, et les services, d’autres part. En effet, selon les art. 48ss LPM, la provenance d’un produit est définie en fonction (des caractéristiques) du produit lui-même (produktbezogene Umschreibung der Herkunft). Ainsi, le caractère trompeur du signe dépendra des produits particuliers en relation avec lesquels le signe sera utilisé. Or, au stade de l’enregistrement, l’IPI ne dispose, par la nature des choses, d’aucune information concernant cet usage.
En revanche, pour les services, la provenance est définie à l’art. 49 LPM en fonction du prestataire (unternehmensbezogene Umschreibung der Herkunft). Sont pris en compte le lieu où le prestataire a son siège et où il opère. Selon le TF, tous les services fournis par ce prestataire ont en principe la même provenance, de sorte que le risque de tromperie peut être concrètement examiné lors de l’enregistrement.
Usage futur du signe hors de la sphère d’influence de l’IPI
Le TF ajoute par ailleurs que l’IPI n’a aucune possibilité d’influer sur l’usage d’une marque enregistrée, de sorte que le fait que cette dernière puisse être utilisée après son enregistrement par des personnes qui ne remplissent pas les conditions prévues à l’art. 49 LPM ne permet pas d’exiger une limitation. Et d’ajouter dans ce contexte que l’enregistrement de la marque ne signifie pas qu’elle ne doit pas être utilisée de manière incorrecte. En particulier, l’usage d’une marque pour des produits ou services étrangers est interdit lorsqu’il crée un risque de tromperie, un tel usage étant au demeurant pénalement répréhensible.
Pas de charge de travail supplémentaire pour l’IPI
Avec le TAF, le TF considère qu’examiner si les critères prévus à l’art. 49 LPM sont remplis n’implique pas une charge de travail supérieur à celui effectué sous l’ancien droit. Selon Mon-Repos, la solution décrite par le TAF (en particulier, qu’il convient en cas de doute d’exiger une limitation) est acceptable, d’autant plus qu’exiger une limitation pour exclure le risque abstrait en lien avec les services et sans examen du cas concret est trop indifférencié.
Pas d’inégalité de traitement et de manque d’uniformité du registre
Le TF confirme par ailleurs que les indications suisses et étrangères peuvent être traitées différemment.
Dans son recours, l’IPI avait mis en évidence que la pratique dégagée par le TAF conduirait à une manque d’unité de registre, en ce sens que certaines listes de services seraient limitées et d’autres non. A cet argument, le TF a répondu que cette différence résultait du fait que certains signes sont propres à induire en erreur, de sorte qu’ils ne peuvent être enregistrés qu’avec une limitation de la liste des produits et des services, alors que d’autres ne sont pas trompeurs. A ce titre, il n’existe pas d’inégalité de traitement et d’insécurité du droit.
(TF, arrêt 4A_361/2020, prévu à la publication)
Commentaire
Cet arrêt appelle plusieurs commentaires.
L’IPI modifie sa pratique
Il sied d’abord de relever que, suite à cet arrêt, l’IPI a rapidement modifié sa pratique. Par newsletter du 23 avril 2021 (Newsletter 2021/04 Marques), l’IPI a en effet communiqué qu’il mettait en oeuvre les critères définis par le TAF dans son arrêt.
S’agissant des indications de provenance étrangères, l’IPI ne sera pas aussi strict que le TAF puisqu’il a décidé d’enregistrer une marque sans limitation géographique de la liste des services dès lors que le déposant a son domicile ou son siège dans le pays correspondant.
Cette solution plus libérale se justifie par le fait que le TF n’a pas examiné concrètement si les critères définis par le TAF étaient corrects ou non. Mon-Repos s’est limité à considérer que 1) il ne fallait pas exiger de manière absolue une limitation, en tout cas pour les services (voir ci-après) et 2) que l’approche définie par les juges administratifs fédéraux étaient praticables. Libre en définitive à l’IPI de définir ses critères d’examen relatifs à l’art. 49 LPM.
Un arrêt synonyme de libéralisation de la pratique?
A la lecture de cet arrêt, on peut se demander si le TF ne propose pas une première remise en question du principe selon lequel tout risque de tromperie, même abstrait, doit être écarté, aussi bien pour les produits que pour les services.
En effet, force est d’abord de relever que Mon-Repos a mis en évidence les critiques d’une partie de la doctrine concernant l’exigence de limitation pour les produits. Mais de relever que ce n’était pas l’objet du recours.
Dans le considérant central (consid. 7.1), le TF laisse apparaître certaines ambiguïtés sur la question de savoir si l’exigence absolue de limitation va trop loin uniquement s’agissant des services ou également pour les produits. N’indique-t-il pas en effet que s’il n’existe d’emblée aucun risque de tromperie, il n’y a pas de raison d’exiger une limitation de la liste des services et des produits?
Par ailleurs, il faut relever que l’exigence de limitation était justifiée jusqu’alors par le fait que l’IPI ne dispose lors de l’enregistrement d’aucune information sur l’usage actuel et futur du signe (TF 4A_357/2015, consid. 4.2 – INDIAN MOTORCYCLE). Or, dans son nouvel arrêt de principe, le TF utilise ce même argument pour justifier qu’il n’est pas nécessaire de limiter la liste des services en indiquant que l’IPI n’a aucun impact sur l’usage futur du signe.
Enfin, on peut imaginer qu’un producteur rende vraisemblable devant l’IPI que l’ensemble des produits pour lesquels il revendique la protection remplissent les conditions des art. 48ss LPM au moment de l’examen de la marque. Imaginons par exemple une marque déposée pour des légumes par un agriculteur dont tous les champs sont en Suisse ou un producteur qui démontre que toutes ses unités de production sont en Suisse: dans ces cas, tout risque de tromperie ne serait-il pas aussi d’emblée exclu ? Y aurait-il une raison de douter de la bonne foi des déposants concernant l’usage futur, dès lors qu’un usage trompeur est de toute façon interdit?
L’examen de telles marques seraient en réalité relativement complexe pour l’IPI. Il serait difficile d’établir une pratique uniforme et constante (quels documents demander, quel niveau de preuve requérir, …). Tout bien considéré, ne vaudrait-il pas mieux laisser trancher la question de la tromperie géographique effective aux tribunaux civils dans des cas d’usage et en fonction de toutes les circonstances ? Il s’agirait à l’évidence d’un sacré bouleversement dans la pratique relative aux indications de provenance.