TF, arrêt 4A_171/2023 du 19 janvier 2024 – épuisement du droit, usage privé, personnalisation de produits portant une marque, recours partiellement admis
Art. 13 LPM: Le Tribunal fédéral distingue deux types d’activités en lien avec la personnalisation de montres de marque. La première consiste à offrir un service de personnalisation directement au propriétaire de la montre, qui conserve son bien après modification pour son usage personnel, sans remise sur le marché. Ce modèle est en principe licite. Le second modèle, en revanche, consiste à modifier des montres de marque pour les revendre, toujours sous la marque d’origine, sans l’autorisation du titulaire. Une telle activité porte atteinte au droit exclusif du titulaire de la marque, car la fonction d’identification de la marque est altérée.
Art. 13 et 15 LPM: Les limites au droit à la marque liées à son utilisation à des fins privées valent également pour les marques de haute renommée.
Le Tribunal fédéral n’a encore jamais eu l’occasion de se prononcer spécifiquement sur la licéité de la personnalisation, contre rémunération, d’objets de marque à la demande de leur propriétaire et sans l’accord du titulaire de la marque. Ce type d’activité soulève des questions complexes, car il touche à la fois au droit de propriété de l’acquéreur, qui lui garantit la liberté de modifier son bien selon ses souhaits, y compris en recourant à des professionnels pour effectuer des adaptations techniques ou esthétiques, et aux droits de propriété intellectuelle du titulaire de la marque.
Les faits
La demanderesse et intimée est la société Rolex SA, titulaire de la marque «Rolex» en Suisse et mondialement reconnue dans le domaine horloger.
La défenderesse et recourante est la société A.________ SA, dont l’activité consiste à personnaliser des montres de luxe, principalement de marque «Rolex», en modifiant leur apparence et leurs caractéristiques techniques. Cette activité implique parfois de démonter et transformer certaines montres en modèles «squelettes» rendant visibles les mouvements internes, une pratique jamais adoptée par Rolex SA. La défenderesse appose également ses propres signes distinctifs à côté de la marque «Rolex». A.________ SA appose un avertissement sur son site, indiquant son indépendance vis-à-vis des fabricants de montres, y compris Rolex SA, et précisant que ses services sont destinés à un usage privé.
Rolex SA s’est opposée depuis 2006 à toute activité de personnalisation de ses montres et a refusé tout co-branding ou autorisation à la défenderesse d’utiliser ses marques. En février 2020 , Rolex SA a effectué un achat test sous prête-nom, acquérant une montre ROLEX Daytona modifiée par A.________ SA. La montre présentait des modifications de structure, des décalques de la marque ROLEX, ainsi que des éléments graphiques propres à A.________ SA.
En juin 2020, Rolex SA a mis en demeure A.________ SA de cesser toute activité liée à ses montres. En octobre 2020, Rolex SA a agi devant la Cour de justice du canton de Genève, qui a retenu que l’activité de A.________ SA portait atteinte aux droits de marque de Rolex SA. Elle a interdit à cette dernière d’utiliser les marques de Rolex SA par apposition ou réapposition et de les utiliser en combinaison ou association avec d’autres signes ou noms et de proposer ou promouvoir des services de personnalisation de montres Rolex.
A.________ SA a formé un recours en matière civile contre cet arrêt.
La personnalisation au regard du principe de l’usage privé
L’art. 13 al. 1 LPM garantit au titulaire d’une marque un droit exclusif d’usage et de disposition pour distinguer ses produits ou services enregistrés. Ce droit s’applique principalement à l’usage dans les affaires, ce qui signifie que l’utilisation d’une marque à des fins privées reste en principe licite (sous réserve des importations, art. 13 al. 2 LPM). Ainsi, lorsqu’un propriétaire fait appel à un prestataire pour personnaliser un produit de marque destiné à son usage personnel, cet usage n’implique pas en soi une atteinte au droit de marque car l’objet modifié est destiné à un usage privé et n’est pas (re) mis sur le marché. Lorsqu’elle personnalise un objet de marque sur requête de son propriétaire, la défenderesse et recourante ne fait en réalité pas usage de la marque de Rolex SA sur le marché pour offrir ses propres services, mais ne fait que modifier un bien à des fins privées.
En revanche, la situation est différente lorsque l’entreprise de personnalisation ne se limite pas à offrir un service à des propriétaires, mais commercialise elle-même des produits de marque modifiés sans l’accord du titulaire de la marque concernée. Dans ce cas, l’usage de la marque sur un produit modifié sans autorisation constitue une atteinte au droit d’exclusivité du titulaire.
La personnalisation au regard du principe de l’épuisement
Le droit des marques est par ailleurs soumis au principe de l’épuisement. Le droit exclusif du titulaire s’épuise après la première mise en circulation licite du produit, y compris lorsqu’elle a lieu à l’étranger. Dès lors qu’un produit de marque est légalement vendu sur le marché, l’acquéreur peut en disposer librement, y compris en le modifiant ou en le revendant.
Toutefois, ce principe connaît des limites, notamment lorsque le produit de marque subit des modifications substantielles susceptibles d’affecter la fonction d’identification de la marque et non autorisées par le titulaire de ladite marque (R. Schlosser, L’épuisement international en droit des marques: étendue et limites, sic! 1999, 401). Si des tiers souhaitent commercialiser un produit de marque ayant subi des modifications, ils doivent dès lors soit obtenir l’accord du titulaire de la marque concernée, soit ôter la marque de l’article personnalisé.
L’activité actuelle de la recourante est licite
Dans le cas d’espèce, la mise sur le marché par la recourante d’une montre Rolex Daytona modifiée, fournie avec la montre d’origine et la personnalisation. Cette activité correspond au second modèle et est donc contraire au droit. Cependant, après cet achat test effectué par Rolex SA et la mise en demeure, la recourante a adapté son modèle d’affaires. Dès octobre 2020, elle s’est engagée à ne plus détenir de stock de montres personnalisées ou à personnaliser et à n’intervenir que sur les montres apportées par les clients eux-mêmes.
La recourante a également précisé que ses clients devaient obligatoirement être propriétaires de montres authentiques pour pouvoir recourir à ses services. Dans ces conditions, il n’est pas établi que la recourante a continué de revendre des montres modifiées après octobre 2020, date de l’ouverture de l’action.
Le Tribunal fédéral retient donc que l’activité actuelle de la recourante, limitée à la personnalisation de montres sur demande et pour usage personnel de leurs propriétaires, ne constitue pas une atteinte au droit de marque. Même si la marque Rolex est de haute renommée, cela ne modifie pas cette appréciation, les limites relatives à l’usage privé s’appliquant également aux marques renommées. Enfin, cette activité ne contrevient pas non plus à la LCD, puisqu’elle n’est pas de nature à influencer objectivement le marché, les montres personnalisées n’étant pas remises en circulation.
En conclusion, le modèle d’affaires actuellement pratiqué par la recourante est conforme à la LPM et à la LCD.
Constatation inexacte des faits relativement au comportement déloyal
La loi sur la concurrence déloyale n’a pas un caractère subsidiaire par rapport à la LPM, mais poursuit un objectif distinct. Elle vise à protéger la loyauté des pratiques commerciales et les relations entre concurrents ou entre fournisseurs et clients. Il est admis qu’un même comportement puisse simultanément violer la LPM et la LCD. La LCD réprime notamment tout comportement trompeur ou contraire aux règles de la bonne foi qui serait objectivement propre à influencer le marché.
La cour cantonale a retenu que la recourante, en présentant sur son site internet des montres modifiées arborant les marques de la demanderesse, créait une apparence de collaboration entre les deux entreprises, alors qu’aucun lien n’existe. Ce faux co-marquage a été qualifié de comportement parasitaire prohibé par la LCD. Les avertissements figurant sur le site ont été jugés insuffisants pour dissiper cette impression trompeuse.
La cour a également reproché à la recourante d’exploiter la renommée de la demanderesse en se référant à ses anciens modèles et designs pour promouvoir ses propres services, ce qui constitue une pratique déloyale. Enfin, elle a considéré que la référence aux marques de la demanderesse pourrait être admissible pour des services de réparation, mais non pour une activité de customisation jugée illicite.
Le Tribunal fédéral relève que cette analyse repose sur la prémisse erronée que l’activité de personnalisation serait en soi illicite, ce qui a faussé l’examen de la publicité litigieuse. La cour cantonale a omis de vérifier si les références aux marques restaient clairement liées aux services proposés et n’a pas pris en compte la renommée de la marque dans son raisonnement. Elle a en outre procédé à une constatation incomplète des faits en négligeant plusieurs éléments pertinents régulièrement allégués par la recourante. Le TF admet ainsi le grief d’établissement incomplet des faits ainsi que le moyen pris d’une violation du droit d’être entendu de la recourante.
Conclusion
Le recours est ainsi admis en ce qui concerne l’activité de la recourante après le 1er octobre 2020. Il est annulé et renvoyé à la cour genevoise pour compléter les faits et réexaminer la licéité de la promotion des services de la recourante, en tenant compte de la renommée de la marque Rolex.